Tout le monde connaît le mot de Goethe au siège de Mayence faisant primer la paix sociale sur le sentiment d’équité : « Je préfère commettre une injustice que de tolérer un désordre. » Grâce à son intervention devant la foule allemande qui criait vengeance, les troupes républicaines purent se retirer en bon ordre et certains échapper au lynchage. Goethe choisit ainsi de s’opposer au désordre de l’émeute, fut-ce au prix de laisser s’enfuir quelque coupable accusé de pillage ou d’incendie. Par là-même, l’humaniste empêcha sans doute une injustice encore plus grande.
Aujourd’hui, à Orange, l’opposition s’en prend à une œuvre d’art pour monter une polémique de toute pièce. A l’injustice de ses attaques, elle ajoute le désordre de la discorde. Bien que financée dans le cadre du « 1% artistique », l’opposition municipale se soucie d’une manière étonnante de l’argent du contribuable, elle qui aimerait tant le dilapider quand on l’écoute lors des conseils. Adossée à un budget municipal épuré de toute forme de dette, la sculpture de Boris Lejeune, artiste reconnu en son domaine, ne constitue pas une dépense somptuaire et désordonnée. Ces gens ont le goût de l’ironie ou du ridicule, eux qui n’hésitent jamais à se servir de l’argent public à des « fins idéologiques » comme ils le reprochent ici (La Provence, 28 juin 2019).
En érigeant un mémorial aux 332 guillotinés d’Orange 225 ans après les faits, la Ville ne veut pas créer un nouveau désordre, raviver des plaies ou diviser les mémoires. Personne n’a l’ambition de réécrire ou d’inverser l’histoire comme d’aucuns nous en accusent. Il s’agit avec simplicité et sérénité, le temps ayant apaisé les rancunes et les partis pris, de rappeler un événement historique de haute importance qui s’inscrit dans le contexte malheureux des guerres civiles. L’ambition de la Ville d’Orange n’est pas de verser dans la repentance ni même dans l’anachronisme à l’aide de comparaisons douteuses. Nous nous en tenons aux faits, tels qu’ils sont consignés dans les archives et analysés par les historiens, car contre les faits il n’est point nécessaire d’argumenter.
En revanche, il existe bien une volonté municipale de retirer le voile de l’oubli qui couvre le sort de ces 332 malheureux conduits à l’échafaud en juillet 1794. Parmi eux figurent des religieuses, béatifiées par l’Eglise catholique en 1925, mais aussi des cordonniers, des tailleurs de pierre, des négociants, des maires, des journaliers, des notaires, des chirurgiens, des avocats, des militaires et tout ce que pouvait représenter une société dans son entière diversité. Ces condamnés à mort venaient de toute la vallée du Rhône, de Bollène, d’Avignon, de Courthézon, de Mornas, de Jonquières, de Caderousse et jusque Pont-Saint-Esprit. Tous leurs noms sont gravés sur la plaque apposée au monument. Il est donc faux de prétendre que ce mémorial est seul dédié aux religieuses décapitées. Il est malhonnête d’y voir une remise en cause de la Révolution ou de la République. Ce n’est pas l’objet : à ce compte tous les monuments aux morts de la Grande Guerre serait une remise en cause de la IIIème République coupable d’avoir déclaré la guerre à l’Allemagne…
Une fois ces jugements d’intention et les approximations dissipés, voyons d’où viennent les attaques. Sans surprise, la contestation vient de la gauche morale et politique. Gilles Laroyenne ne sait plus que faire de son étiquette LR et choisit la voie de la confusion au risque de l’élucubration. Écoutons-le mélanger les croisades, les guerres de religion, la Révolution et l’OAS allant même jusqu’à commettre l’erreur de parler de « ce nouveau mémorial à l’encontre de notre Révolution nationale ». Diantre, voilà notre docte opposition prendre le régime de Vichy pour la Révolution française ! Il faut décidément relire son Histoire de France, Monsieur Laroyenne.
Quant à la contestation la plus logique, elle vient des communistes orangeois dont Max Ferri et Fabienne Haloui se veulent les professeurs d’histoire. Le premier a tenté, vainement, de lancer une pétition pour empêcher l’érection du Mémorial. La seconde, plus humble, appelle à un rassemblement la veille du dévoilement prévu le 9 juillet à 16 heures.
Surtout, il faut les écouter attentivement quand ils prennent la parole : « On ne peut pas dissocier les dérives de la Terreur de tout le processus de la Révolution française, qui a inspiré tous les progressistes du monde et qui pose les bases des droits d’une République sociale et laïque. »(Vaucluse matin, 28 juin 2019).
Nul communiste conséquent ne peut en effet condamner la Terreur sans, du même coup, renier l’histoire du bolchévisme qui, de Lénine en Trotski, s’est directement inspiré de la « terreur légale » de la Convention. Sont-ce là les fameux « progressistes du monde » ? Sans doute doit-on y ajouter Staline, Mao ou encore Pol Pot et les 100 millions de morts du communisme ? D’où parles-tu, camarade ? Oublies-tu Babeuf et sa dénonciation du populicide en Vendée ? Quelles peuvent être les raisons objectives du massacre de 10 à 20 personnes par jour durant un mois ?
Tenter de légitimer à rebours le sang de la Terreur ne légitime pas celui de l’idéologie la plus mortifère de l’Histoire.
Si la guillotine a inspiré « les progressistes », si l’échafaud est l’aboutissement d’un humanisme tronqué, nous ne pouvons que leur conseiller de voir la réalité en face et de quitter les rives du rêve. Notre devoir est de garder raison et mémoire pour comprendre les mécanismes du terrorisme qu’il soit étatique ou partisan.
Loin d’être une pierre des morts, le Mémorial de la Terreur doit être un arbre de vie, un talisman de la tradition qui nous préserve et nous enseigne l’histoire critique. Ce n’est pas tant l’échafaud qu’il faut redouter que les guillotines spirituelles dont la lame continue de s’abattre avec vigueur. Déjà Bernanos nous le disait : « Je répète que ce ne sont pas les Machines à tuer qui me font peur. Aussi longtemps que tueront, brûleront, écorcheront, disséqueront les Machines à tuer, nous saurons du moins qu’il y a encore des hommes libres, ou du moins suspects de l’être. La plus redoutable des machines est la machine à bourrer les crânes, à liquéfier les cerveaux. »
La 9 juillet, la libre pensée sera du côté des guillotinés et des morts pour la liberté.
Jacques Bompard